VII
— Désolé, dit l’avatar aux deux femmes et à l’homme, mais il va probablement falloir nous dériver en mode simulation, si vous en êtes d’accord.
Ils le regardèrent sans comprendre.
— Pourquoi ? demanda Ulver en écartant les bras.
— L’Excession est en expansion, leur dit Amorphia.
Il leur résuma brièvement la situation.
— Vous voulez dire que nous allons mourir ? demanda Ulver.
— Je suis obligé d’admettre que c’est une possibilité, fit l’avatar sur un ton d’excuse.
— Combien de temps avons-nous ? demanda Genar-Hofoen.
— Pas plus de deux minutes à compter de maintenant. Après cela, il vous est vivement Conseillé d’entrer en mode simulation. Il est même raisonnable de le faire dès avant en raison de la nature imprévisible de la situation présente.
L’avatar les regarda à tour de rôle.
— Je vous fais également remarquer que vous n’êtes pas obligés d’entrer ensemble dans la simulation.
Les pupilles d’Ulver se rétrécirent.
— Une seconde, ce n’est pas un truc pour condenser nos intellects, j’espère ? Parce que si c’est le cas…
— Pas du tout, affirma Amorphia. Vous plairait-il de jeter un coup d’œil ?
— Oui, répondit Ulver.
Un instant plus tard, son lacis neural était en relation profonde avec la conscience perceptive de Service Couchettes.
Elle plongea son regard dans les profondeurs de l’espace extérieur à l’espace. L’Excession était une vaste muraille divisée de chaos furieux qui se précipitait sur elle à une vitesse à vous couper le souffle ; une conflagration dévorante de puissance inépuisable et sans merci. Elle aurait pu croire, en cet instant, que le choc arrêtait ses battements de cœur. Partager de la sorte les sensations d’un vaisseau amenait, inévitablement, à absorber aussi une partie de ses connaissances, à percevoir au-delà des simples apparences la réalité qu’elles cachaient, et les évaluations qu’un vaisseau intelligent-conscient se devait de faire lorsqu’il recueillait les données brutes, les comparaisons qu’il explorait et les inférences qui résultaient d’un tel phénomène ; et tandis que les perceptions d’Ulver vacillaient sous l’impact du spectacle qu’elle découvrait, une autre partie de son esprit prenait conscience de la nature et de la puissance de la vision dont elle était témoin. Ce nuage de destruction était à une explosion par fusion ce qu’une boule de feu thermonucléaire était à une bûche en train de se consumer dans une cheminée. Ce qu’elle observait à présent était une chose qui, indéniablement, impressionnait même le VSG, sans parler de la menace mortelle qui pesait sur lui.
Ulver entrevit le moyen de sortir de l’expérience, et ne se fit pas prier.
Elle était restée là moins de deux secondes. Durant ce laps de temps, les battements de son cœur s’étaient accélérés, sa respiration était devenue rapide et hachée, des perles de sueur froide avaient percé sur sa peau. Ouah ! se dit-elle. Quel trip !
Genar-Hofoen et Dajeil Gelian la regardaient fixement. Elle se doutait qu’il était inutile de leur dire quoi que ce soit, mais elle avala sa salive et murmura :
— Je ne crois pas que ce soit du pipeau.
Elle interrogea son lacis neural. Vingt-deux secondes s’étaient écoulées depuis que l’avatar avait commencé le compte à rebours de deux minutes.
Dajeil se tourna vers l’avatar pour lui demander :
— On ne peut rien faire du tout ?
Amorphia écarta les mains.
— Tout ce que vous pouvez faire, c’est me dire individuellement si vous désirez que votre état cérébral entre en simulation. C’est le préalable indispensable à sa transmission vers d’autres matrices de Mentaux éloignés de l’endroit où nous sommes. La décision ne regarde que vous.
— Bon, ça va, fit Ulver. Transférez-moi dès que les deux minutes seront écoulées.
Trente-trois secondes passèrent.
Genar-Hofoen et Dajeil étaient en train de se regarder.
— Et l’enfant ? demanda la femme en touchant son ventre rond.
— L’état cérébral du fœtus peut être enregistré aussi, bien entendu. Je crois que les précédents historiques indiquent qu’il deviendra indépendant de vous à la suite d’un tel transfert ; il ne fera plus partie de vous.
— Je vois, dit la femme sans quitter l’homme des yeux. Ce serait pour lui l’équivalent d’une naissance.
— Si l’on veut, reconnut l’avatar.
— Peut-il aller sans moi dans la simulation ? demanda-t-elle, le regard toujours fixé sur Byr.
Ce dernier, à présent, avait les sourcils froncés. L’air triste et accablé, il secouait la tête.
— C’est tout à fait possible, déclara Amorphia.
— Et si ma décision était de ne pas y aller, ni lui ni moi ? demanda Dajeil.
L’avatar répondit sur le même ton d’excuse :
— Il est probable que le vaisseau enregistrerait quand même son état mental.
Dajeil tourna la tête pour considérer l’avatar.
— Ça veut dire quoi, probable ? Le ferait-il ou non ? Le vaisseau, c’est vous. Répondez-moi.
Amorphia secoua la tête.
— Je ne représente pas actuellement la totalité de la conscience de Couchettes. D’autres questions l’occupent. Je ne puis me livrer qu’à des conjectures. Mais je suis à peu près sûr de ce que je dis, dans le cas présent.
Dajeil l’étudia encore quelques instants, puis se tourna vers Genar-Hofoen.
— Et toi, Byr ? Que décides-tu ?
Il secoua la tête.
— Tu sais bien, dit-il.
— Tu n’as pas changé, hein ? demanda-t-elle avec un petit sourire.
Il hocha la tête. Ils avaient exactement la même expression.
Ulver les regardait attentivement, les sourcils froncés, comme si elle essayait désespérément de comprendre ce qui se passait. Finalement, alors qu’ils étaient encore tous deux assis face à face, échangeant leur regard complice, elle écarta de nouveau les bras en s’écriant :
— Bon, et alors ?
Soixante-douze secondes s’étaient écoulées. Genar-Hofoen la regarda.
— J’ai toujours dit que je ne vivrais qu’une vie. Je me suis promis de ne jamais renaître, de ne jamais entrer dans une simulation.
Il haussa les épaules et prit un air embarrassé.
— Vivre, mais intensément, murmura-t-il. Vous savez bien. Profiter au maximum de ce qu’on a.
Ulver roula des yeux.
— Oui, je sais, dit-elle.
Elle avait connu pas mal de gens de son âge, surtout des hommes, qui partageaient ces idées. Certains proclamaient mener des existences plus risquées et, par conséquent, plus intéressantes, uniquement parce qu’ils faisaient de temps à autre des copies de leur état cérébral, alors que d’autres, comme Genar-Hofoen, visiblement (ils étaient ensemble depuis si peu de temps qu’ils n’avaient pas encore eu l’occasion d’en discuter), pensaient que l’on avait beaucoup plus de chances de vivre pleinement quand on savait qu’il n’y aurait pas d’autre chance. Elle avait l’impression que c’était le genre de chose que l’on disait quand on était jeune, et que l’on changeait ensuite d’avis en vieillissant. Pour sa part, Ulver n’avait jamais eu beaucoup de temps à accorder à ces fantaisies de puriste dans le vent ; elle avait décidé pour la première fois de s’enregistrer totalement alors qu’elle n’avait que huit ans. Et elle se disait qu’elle devrait être impressionnée de voir que Genar-Hofoen adhérait à ses principes alors qu’il faisait face à une mort imminente – elle ressentait, certes, un peu d’admiration pour lui – mais elle le jugeait surtout stupide d’agir ainsi.
Elle se demandait s’il fallait leur dire que la question risquait d’être plus académique qu’ils ne l’imaginaient ; une partie des connaissances pertinentes qu’elle avait glanées au cours de son excursion dans les sens de Service Couchettes pendant qu’elle contemplait l’Excession en expansion indiquait qu’il existait une possibilité théorique pour que le phénomène balaie tout : la galaxie, l’univers, absolument tout. Mieux valait ne rien dire, finalement. Ce serait plus charitable. Mais cela lui faisait bondir le cœur, à coup sûr. Elle était même surprise que les autres ne l’entendent pas.
Oh, et puis merde ! Ça ne va tout de même pas finir ici ? Je suis trop jeune pour mourir !
Non, bien sûr, ils n’entendaient pas son cœur ; elle aurait pu, sans doute, se mettre à parler maintenant, et il leur aurait fallu, pour réagir, la totalité du temps qu’il leur restait dans ce monde. Ils étaient si occupés à se regarder dans les yeux d’un air entendu.
Quatre-vingt-huit secondes s’étaient écoulées.